Essai sur une ville utopique : « la ville sixties »
Le modèle de ville que cet article se propose de présenter n’existe nulle part (comme l’indique l’étymologie du néologisme gréco-latin utopia : ou topos). Cette ville est le fruit de l’imagination mais qui s’inspire de différents modèles ayant existé ou non. Le fait qu’elle soit qualifiée d’utopique ne doit en aucun cas lui donner un statut du rêve inatteignable.
C’est dans une tentative de syncrétisme de l’expérience des actions communautaires dans les pays anglo-saxons, des villes durables et de la philosophie utopique, que nous pourrions imaginer une ville du futur qui mêlerait des modes de vie contemporains avec des éléments du passé esquissant ainsi un nouveau modèle mêlant l’utopie et l’uchronie : la ville sixties.
Comme l’affirme le philosophe T. Paquot, il existe deux formes d’utopiste « les doux rêveurs »
et les « réformateurs sociaux totalement dévoués à leur ambition d’établir une autre société ».
La perspective que nous conduisons s’inscrit complètement dans la seconde acception du mot.
Les « utopies ne sont que des vérités prématurées » indiquait A. de Lamartine
montrant ainsi la force des utopies pour construire un autre demain.
L’utopie présente un intérêt majeur : celui de la possibilité de rêver, de se projeter pour une humanité qui est sans doute, en ce début de XXIè siècle, a un tournant de son histoire.
Nous pensons que ce modèle doit associer ces deux formes de pensée. Les utopistes s’évertuent à rendre opérationnelles leurs diverses propositions d’amélioration de la société. Il en va différemment de l’uchronie qui change d’époque, quitte son temps, rompt avec la chronologie connue et s’aventure dans l’histoire dont elle espère réécrire des pans entiers. « En fait, l’uchroniste imagine le déroulement de l’histoire en modifiant un événement marquant, il fait comme si tel fait ne s’était pas produit ou que tel personnage avait agi autrement » (Paquot).
Essai sur une nouvelle ville utopique et uchronique : la ville sixties
La ville sixties serait une ville communautaire habitée par une population hétérogène dont le cœur qui les rassemblerait serait à la fois l’écologie et la nostalgie des mouvements des années 1960.
1) Pourquoi les sixties ?
Tout d’abord parce qu’avec la commémoration de Mai 68 nous fêtons les 40 ans d’une dernière forme d’utopie, mais aussi parce que 1968 est l’année de naissance du club de Rome (cf. supra) qui a donné naissance à la première conférence internationale sur l’environnement en 1972 ; enfin, 1968 est l’année de la fermeture de la dernière cité utopique : le Familistère de Guise. Plus fondamentalement, la particularité de cette époque réside en ce que l’ère de la consommation domestique prend une importance démesurée. Pour revenir à un niveau de production correspondant à une empreinte écologique inférieure ou égale à une seule planète, il faudrait revenir au niveau du PIB de 1960 selon l’économiste S. Latouche1.
En outre, les phénomènes musicaux, notamment le rock’n’roll ont rassemblé la jeunesse sans distinction de classe, de nationalité… jusqu’à mettre côte à côte les noirs et les blancs aux Etats-Unis dans une époque qui ne s’y prêtait guère. Un début de mixité sociale semblait se profiler à travers une attraction passionnelle comme l’a conceptualisé C. Fourier.
2) Un postulat de départ
L’idée d’une ville utopique et uchronique sixties partirait du postulat qu’il est nécessaire de faire vivre ensemble les humains à travers ce qui rassemble plutôt que ce qui divise. Elle reviendrait, par ailleurs, à ce fameux temps des yé-yé nommé en 1963 par E. Morin, caractérisé par la simplicité, l’absence de souci, face à une période où le bien-être est nettement interrogé. Dans une visée postmoderniste, elle permettrait à ses habitants de remonter le fil de l’histoire pour repérer ce qui a délié les Hommes au cœur de la cité, tout en vivant avec des objets contemporains basés sur le développement durable, l’économie distributive, la décroissance et la communauté. Dans la mesure où le postmodernisme indique que nous atteignons sans doute les limites de la modernité, se pencher à nouveau sur la certitude du passé peut nous permettre d’anticiper autrement l’incertitude de l’avenir. C’est, en quelque sorte, défaire ce qui a été fait, pour reconstruire sur de nouvelles bases. Comme le résume Nicolas Herpin, directeur de recherches au CNRS « il n’y a aucune raison de se priver de l’apport des temps reculés, là où il est utile », d’autant que le passé est réconfortant parce qu’il a fait ses preuves. Tandis que le présent est trouble et le futur inquiétant.
Alors que les années 1960 n’ont pas montré autre chose que la nécessité pour les familles de posséder tous les appareils électroménagers possibles, la ville sixties se propose de réinterroger ces principes. En effet, faut-il une voiture particulière ou deux par famille alors que cet objet reste en moyenne à l’arrêt 92 % de son temps ? Une machine à laver, un sèche-linge, une tondeuse… sont-ils des objets nécessaires par ménage ? Pourquoi une famille de quatre personnes possède-t-elle environ 3 000 objets alors qu’elle n’en avait pas plus de 200 il y a 100 ans ? Il y a sans doute lieu de réinterroger un modèle économique peu distributif. Par ailleurs, ne pourrait-on pas imaginer un renchérissement du mésusage à l’instar de ce que prône le politologue P. Ariès ? « Pourquoi faudrait-il payer au même prix l’eau pour faire son ménage ou remplir sa piscine ? » se demande-t-il. Questionner les fondements ontologiques du rapport à l’objet et au bien, voilà ce que pourrait être la ville de demain.
3) une ville participative
Si nous savons clairement, collectivement prendre la mesure des changements « en moins », si nous savons piloter de manière responsable, démocratique et participative les évolutions vers de nouveaux modes de vie, tout sera différent. Nous savons bien, comme le pense l’économiste B. Guibert que le peuple ne va pas spontanément se serrer la ceinture. C’est pourquoi il faut, pour changer les habitudes de consommation, que les citoyens voient le bout de leurs actes. « Il faut qu’il y ait implication, que les individus s’engagent eux-mêmes, ne s’en remettent pas à des mécanismes de type obéissance à un chef ». C’est ce type de participation que se propose de faire la ville sixties, qui, prenant en considération les leçons des erreurs passées des cités utopiques, ne vivra pas en autarcie et sera imaginée collectivement avec une autre vision architecturale et urbanistique « L’architecte et l’urbaniste ont trop souvent pensé au bonheur de tous, imposant à chacun des normes et des standards qui ne correspondaient à personne, sans jamais se préoccuper du sens même du mot « bonheur » et encore moins de celui du mot « utopie » » (Paquot).
Une ville qui vivra en interrelation avec la société dans son ensemble. Les sixtisiens ne vivront pas dans un monde clos. En effet, la ville sixties s’oppose à l’habitat communautaire centré sur la « gentrification », l’entre soi basé sur l’origine, le sexe, l’âge ou même la religion. Elle se veut être la ville de la communauté territoriale assise sur les attractions passionnelles de l’écologie et des sixties et ce, quel que soit les origines de ses habitants. Elle ne constituera pas un ghetto non plus, laissant la possibilité à tout un chacun d’entrer et de sortir quotidiennement de ses frontières et de quitter ou s’installer durablement. Être connecté avec l’extérieur c’est pour le sixtisien, utiliser ses connaissances, son expérience pour enjoindre l’autre à faire des efforts pour sauvegarder notre environnement. Car c’est bien l’action collective qui animera les habitants de la ville sixties. Pour répondre aux objecteurs de décroissance comme l’écologiste Cyril Di Méo qui indique que les tenants de la décroissance se centrent trop sur les actions individuelles en laissant croire aux individus qu’ils peuvent avoir prise sur la société et que « paradoxalement, cette valorisation de l’action individuelle limite les capacités d’actions structurelles et participe à un mouvement général de dépolitisation de la société, de repli sur l’ascèse personnelle ». Co-construire et participer aux instances de gestion de sa ville comme le défend la ville sixties indique clairement qu’elle sera le fruit d’une action collective ou ne sera pas.
4) Une ville solidaire et durable
La ville sixties s’appuiera sur les « 8 R » proposés par l’économiste S. Latouche : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, réduire, réutiliser, recycler et relocaliser les activités humaines, pivot de la décroissance et de l’économie distributive : produire et consommer à l’échelle régionale, limiter les déplacements, rapprocher les centres de décision des habitants, etc… pourrait être au cœur de l’organisation sociale et spatiale de la ville sixties.
S. Latouche utilise "Redistribuer" pour cadrer avec les 8R. Son intention est de proposer
une autre façon de distribuer les richesses, d'où une redistribution autre.
C'est ce que ce qu'apportent les tenants de l'Economie Distributive.
Cette production et consommation locale pourraient s’appuyer sur l’instauration d’une monnaie propre.
La ville sixties sera éco-construite intégralement, voire auto-éco-construite, à l’image des exemples de villages communautaires qui prônent à la fois la qualité environnementale des habitations autant que la réelle mixité sociale. Le bâtiment étant de très loin le plus gros consommateur d’énergie2, la ville sixties se souciera en priorité de la qualité environnementale des habitations.
Elle sera par ailleurs auto-suffisante en matière de rejets domestiques et industriels. Dans la mesure où la recherche d’un équilibre en termes de « dépollution » à un endroit produit des déséquilibres à un autre en déplaçant la pollution, comme c’est le cas avec le traitement des eaux usées et l’épandage des boues d’épuration, la ville sixties utilisera de manière optimum les dernières technologies en la matière.
La ville sixties n’est pas passéiste. Elle veut développer, comme l’écrit l’ingénieur N. Ridoux, « une simplicité volontaire qui n’a rien à voir avec une attitude puritaine, une censure de besoins légitimes, bref une vie grise, triste ou moyenâgeuse. Elle est tout au contraire, la condition d’une plus grande joie de vivre, en favorisant la convivialité, la beauté, la simplicité ». Bien que l’écologie soit supposée hostile à l’aménagement et mue par une vision nostalgique et trahissant un refus de modernité, elle est tout le contraire.
La ville sixties pourrait constituer un bon début de réflexion des modes d’habiter de demain. Plus globalement, elle pourrait s’inscrire dans la perspective de refonder une politique de civilisation comme l’appelle de ses vœux E. Morin. En tous les cas, cette perspective échouerait, comme toute utopie, si elle nous faisait préférer les défauts de notre bonne vieille société au monde lisse et achevé qu’elle voudrait privilégier.
.
Dossier complet (9 pages)
Axel OTHELET
Docteur en Sociologie
Directeur Général de l’IRTS de Franche-Comté
.
1 Bien que son estimation diverge du Global Footprint Network (association d’utilité publique, créée en 2003) qui situe plutôt l’évènement au milieu des années 1980.
2 Aujourd’hui encore les logements et les bureaux absorbent 43 % de l’énergie consommée, dont 70 % pour le chauffage devant les transports et loin devant l’industrie
.
publié le 21/04/2010
Commentaires récents