Estime de soi et souci de l’autre
Comment réussir à métamorphoser nos sociétés, à faire passer l’Économie Distributive ? Étienne Godinot propose de travailler à un « changement tridimensionnel » et d’oser les « pourquoi ? » qui nous permettront d’échapper aux routines et aux automatismes.
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Refonder la vision de l’homme sous-jacente à la société actuelle est un enjeu de survie. Il y a en effet de quoi être préoccupé par l’individualisme ambiant, par le courant du « Moi d’abord ! ». Le culte du corps voulu beau et parfait, de l’éternelle jeunesse, de la performance physique obligatoire amène à dépenser sans compter en cures d’amincissement, en viagra ou en chirurgie esthétique. Ce qui fait société, ce n’est plus la recherche de l’intérêt collectif à long terme, c’est la mobilisation de courte durée par l’émotion, orchestrée par les médias, ou les mobilisations de petites communautés, de micro-réseaux, voire de clans. Sans parler de la course effrénée aux biens matériels et du modèle économique qui menace les écosystèmes naturels.
Question redoutable : Pourquoi et comment des millions d’individus persuadés que la coopération solidaire est cent fois préférable à la compétition solitaire restent-ils impuissants à refonder sur elle leur système économique et politique ?
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De l’individu au collectif
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Un trait apparaît évident dans le débat et dans le combat pour transformer l’homme et la société, un trait marquant et préoccupant : c’est le manque d’une vision globale du processus de changement. Certains prônent la transformation personnelle, l’intériorité, la conversion du regard, mais sont réticents envers l’engagement politique. D’autres agissent dans leur entreprise ou leur commune, mais font l’impasse sur l’action politique dans le cadre national ou international. D’autres sont engagés en politique, mais oublient de travailler sur eux-mêmes ou de commencer l’action dans leur milieu de travail ou de vie. Or l’action, pour être cohérente, efficace, durable, doit être menée dans les trois champs à la fois :
- le champ personnel,
- le champ des organisations de vie et de travail,
- le champ politique national et mondial, ou champ sociétal.
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On pourrait appeler cela le changement tridimensionnel. Il est possible d’agir dans les trois domaines à la fois, avec des niveaux d’implication évidemment différents dans chacun d’eux, selon le charisme de chacun. C’est là une déclinaison de la maxime « Penser globalement, agir localement ».
Un développement personnel qui ne génère pas un nouveau regard sur le monde ni une action de transformation de la société est une masturbation psychologique. Inversement, une critique ou une action sociétales qui n’intègrent pas les dimensions culturelle et spirituelle risquent de déboucher sur un néo-matérialisme. Entre ces deux écueils, il y a place pour un développement personnel et collectif qui articule écologie, solidarité, non-violence et spiritualité.
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Un monde désenchanté
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L’essence du néo-libéralisme consumériste n’est pas seulement la course aux biens matériels, mais la réification, c’est-à-dire la transformation en objet de tout ce qui existe : les êtres humains, les peuples, la nature. L’arbre est réduit à un paquet de molécules, la conscience à un paquet de neurones et le vivant à un paquet de gênes. Une issue à ce système est le ré-enchantement de tous les domaines : l’économie, l’agriculture, la science, l’architecture, l’éducation, la défense etc. Pour que l’être humain soit générateur de vie et de transformation du monde, il importe qu’il ait suffisamment confiance en lui et qu’il soit suffisamment relié à son être profond pour mettre en valeur ses potentiels. Cela nécessite un effort permanent d’introspection et de formation personnelle qui puisse aider chacun à être plus consistant et solide, plus à l’écoute de ses émotions et de ses intuitions profondes, plus critique et lucide sur ses propres faiblesses, misères, dysfonctionnements et contradictions, sur ceux de ses proches et de ses contemporains.
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Foules embrigadées
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Du nazisme au stalinisme, les régimes totalitaires ont réussi à convaincre des millions d’individus qu’ils incarnaient une vie nouvelle basée sur le travail, le dévouement, le courage, l’honneur et la communauté. L’évolution des sociétés a été principalement conditionnée par le fait que l’immense majorité des humains a laissé quelques individus particuliers prendre en main la destinée de la collectivité. Depuis l’aube de l’humanité, le pouvoir de changer le monde a été laissé aux dirigeants, aux héros et aux experts. Mais l’hypnotisme qu’Hitler, Mao ou Milosevic exerçaient sur les foules montre tout autant le manque de consistance de leurs admirateurs que le déséquilibre psychologique de leur héros. Hitler lui-même a désigné ses armes principales comme étant « la confusion mentale, les sentiments contradictoires, l’indécision et la panique ». Tant que chaque individu n’aura pas compris qu’il possède lui aussi le pouvoir de changer le monde, les choses ne pourront pas évoluer.
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Pour cela, il faut être capable d’observer notre quotidien d’une manière neuve et totalement différente. Réfléchir à nos actes coutumiers comme si on les pratiquait pour la première fois. Voir les couleurs de nos actions et de nos décisions quotidiennes. Introduire dans notre vie de tous les jours une dimension poétique au sens étymologique du mot, c’est-à-dire un pouvoir de création et de transformation.
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Réinventer le quotidien
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La condition première pour changer le monde est d’agir soi-même en être libre :
- Repérer les bifurcations, les carrefours dans notre vie, les possibilités de faire un choix qui influencera la suite des événements. Tout homme est confronté à ce type de décisions, pas seulement dans le choix d’un métier ou d’un conjoint, mais dans la banalité de son quotidien.
- Oser les pourquoi, qui nous permettent d’échapper aux routines et aux automatismes.
- Devenir moins prévisible, être capable de modifier de manière inattendue sa façon de penser ou d’agir face à une situation nouvelle ou une bifurcation dans sa vie.
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Comment pouvons-nous alors agir ? En tant que consommateurs, notre pouvoir tient en une question : « Pourquoi acheter tel article plutôt qu’un autre ? ». En tant que citoyens, notre pouvoir individuel ne se trouve pas en priorité dans l’élaboration de nouvelles lois, mais dans la manière d’utiliser au quotidien celles qui existent. Qu’il s’agisse de refuser ou non l’ordre d’arrêter des Juifs ou de torturer des Algériens, qu’il s’agisse d’écrire ou non une lettre à un prisonnier d’opinion, la question à se poser est alors : « Mon attitude envers les lois, les ordres, ou les sollicitations que je reçois me rend-elle les autres hommes proches ou lointains ? »
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Nous pouvons enfin agir dans le domaine de nos relations avec nos proches. Notre manière d’exercer notre pouvoir sur nos proches, ou de le subir, peut nous aider à changer le monde, dans la famille, dans l’entreprise, à l’école. D’où l’importance de la communication non-violente et de la gestion positive des conflits interpersonnels.
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Une éthique non-violente
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Il y a des méthodes simples pour vivre mieux au niveau personnel : chercher à habiter le moment présent, prendre trois minutes trois fois par jour pour se relier à soi-même, ressentir de la gratitude pour ce qui va bien afin d’affronter mieux ce qui va mal, soigner son acuité de conscience et de cœur, développer l’estime de soi etc. De même pour mieux coopérer dans les groupes : cultiver la confiance en soi et en l’autre, accueillir la différence, s’ouvrir aux désaccords, prendre soin de nos colères, apprendre à dire non et à accueillir le non de l’autre sans soumission ni agression, partager ses propres valeurs, expliquer le sens et le bien fondé des règles.
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Ce dynamisme personnel, appelé empowerment en anglais, se fonde sur l’estime de soi, le sentiment de sa compétence, la participation à l’action collective et la conscience critique. L’individu relié à ses forces de vie et à ce qui le nourrit intérieurement (et que chacun appelle à la façon : Dieu, l’Univers, la Transcendance etc.) est alors apte à s’approprier ou à se réapproprier son pouvoir tant au niveau social que psychologique.
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« Ce qui fait vraiment la démocratie, disait Henry-David Thoreau, ce n’est pas le type de bulletin de vote que je glisse tous les cinq ans dans l’urne, c’est le type d’individu que je glisse tous les matins hors de mon lit »*.
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Etienne Godinot
Membre du Mouvement pour une alternative non-violente (MAN)
et de l’Institut de recherche sur la résolution non-violente des conflits (IRNC)
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* Traduction littérale d’Henry-David Thoreau : « Le sort du pays ne dépend pas du bulletin que vous déposez dans l’urne – le pire des hommes est aussi fort que le meilleur à ce jeu-là -, mais de l’homme que vous êtes dès l’instant où vous sortez de chez vous le matin. »
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Article déjà publié dans « Cahiers de la Réconciliation – MIR – Mars 2008 » offert pour le Colibri S&D par l’auteur
publié dans le n°2 de janvier 2010, mis en ligne le 24/11/2011
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