Embarquement pour une Terre équitable et pérenne
Ce que je vais vous raconter là n’est pas de l’économie distributive. Pourquoi ? Parce que la question aujourd’hui réside moins dans la vision d’une société future plus équitable et pérenne que dans son incarnation. L’être humain est par nature idéaliste. Rêver, forger en soi l’image idéale de ce que l’on désire est une chose, le réaliser en est une autre. Nous nous trouvons justement à cette période charnière, à ma connaissance unique et décisive dans toute l’histoire de l’humanité, où nous portons collectivement en rêve un idéal mais que nous nous voyons incapables d’incarner. Oh, ce rêve, s’il ne porte pas pour beaucoup le nom d’économie distributive, encore très méconnue, s’ancre au moins dans la vision d’une Terre respectée où tous les êtres sans exception peuvent vivre dans la dignité et la suffisance. Malheureusement nous sommes pour le moment ficelés dans un système qui nous oblige à scier la branche sur laquelle nous sommes assis, car d’un côté l’économie repose sur une nécessité incontournable de croissance, quand l’écologie, si nous voulons un avenir, impose une décroissance. Nous voici sur la rive de notre actualité contradictoire en train d’imaginer comment sera la vie quand on parviendra à la rive de notre futur idéal… Reste donc à lancer un pont ou a construire des barques pour nous mener vers cette autre rive, faute de quoi le rêve n’a aucune chance de devenir réalité.
Je veux donc vous parler de ce pont, ou plutôt d’une de ces barques que représente la mise en œuvre d’une monnaie complémentaire locale. C’est un mouvement mondial en marche. Bernard Lietaer 1 dénombre environ 5000 expériences en cours actuellement. En quoi une monnaie complémentaire représente-t-elle une « barque » ?
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Savez-vous que nous vivons dans un système où la monnaie est « artificiellement raréfiée ? Cela conduit à penser le monde non pas comme on voudrait vraiment qu’il soit mais selon la quantité d’argent dont on peut disposer. Faut-il encore se demander pourquoi notre réalité est si éloignée de nos idéaux?
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Savez vous que la monnaie est gouvernée et crée par le système bancaire privé, ce qui conditionne son émission à des critères de rentabilité et de solvabilité étanches à toute notion de bien commun. L’actualité est là pour l’afficher en grand.
Une monnaie complémentaire locale est l’acte par lequel les citoyens reprennent la maîtrise de la monnaie dans un souci prioritaire de bien commun; c’est un acte hautement symbolique de construction démocratique. Mais en plus, elle permet une re localisation de l’économie, ce qui correspond à l’urgence écologique, elle favorise les liens à l’intérieur de la communauté où elle a cours, elle contribue à donner du sens à la production et à l’échange.
Il ne s’agit donc pas d’un gadget de soixante-huitard sur le retour d’âge, mais d’un vecteur puissant de transformation individuel et collectif.
Si l’on compte 5000 expériences dans le monde, on reste très frileux en France. Sans doute ne faut-il pas oublier les SEL2, mouvement très vivant sur notre territoire, mais trop « anecdotique » dans la mesure où il n’intervient que dans des échanges entre particuliers. Sans doute ne faut-il pas oublier non plus l’expérience SOL3, expérience d’envergure nationale dont le but principal est de rendre plus visible la richesse qui existe au delà de celle que la comptabilité nationale retient (PIB). Mais la manne européenne qui soutenait financièrement le projet s’est tari et il faudrait une volonté citoyenne forte pour se substituer à l’effacement institutionnel.
Une chose me semble certaine, le monde ne changera pas sous l’impulsion des pouvoirs publics trop inféodés à l’élite économico-financière dominante internationale. Le changement viendra des initiatives que prendront les citoyens eux-mêmes. Il nous est donc venu l’idée, à quelques uns de mes amis et moi, d’écrire un « guide de mise en œuvre d’une monnaie complémentaire locale » afin d’aider les personnes qui ont envie de se lancer dans l’aventure mais qui ne savent pas comment faire. Nous ne pouvons en donner la teneur ici par manque de place, mais vous pourrez le trouver
sur http://www.aises-fr.org/action_citoyenne.html .
Nous sommes loin d’une création monétaire pure qui libérerait l’argent puisque la monnaie complémentaire proposée dans le projet est gagée sur l’euro. Mais il faut comprendre une chose. La difficulté n’est pas d’émettre une monnaie, elle est de la faire circuler. Contrairement à ce que l’on pense, une monnaie n’a aucune valeur en soi; elle n’a que celle que l’on attribue à ce que l’on peut acquérir avec. Un producteur, un artisan, un commerce, sont les réceptacles de la monnaie; que se passerait-il s’ils se retrouvaient avec un tiroir-caisse plein de monnaie locale non acceptée par leurs fournisseurs, propriétaires et autre organismes publics ? Cela reviendrait à avoir fait cadeau de leur production. Au commencement, gager ainsi la monnaie locale offre la possibilité de la reconvertir en euro si un opérateur se trouve avec un excédent inutilisable. Cela n’enlève pour autant pas l’intérêt à l’expérience.
La monnaie locale reste un indicateur visible d’engagement éthique,
elle permet une relocalisation de l’économie,
elle favorise de développement de lien et de sens et
elle contribue à ré orienter l’économie vers l’idéal que l’on porte. Il faut en effet considérer que les euros avec lesquels sont « achetés » la monnaie locale, vont constituer une ressource nouvelle qui n’aurait pas existé autrement. Conservés en fonds de garantie par l’association animatrice de l’ensemble ils vont pouvoir être placés dans une banque éthique comme la NEF et contribuer ainsi au financement de projets sociétaux locaux ou autres.
De plus le système prévoit une « prime » à l’achat, en monnaie locale, celle-ci non gagée sur de l’euro. Cette prime a vocation d’augmenter au fur et à mesure que les capacités d’échanges s’élargiront elles aussi. Notre idée est de suggérer de la mutualiser le plus rapidement possible pour la redistribuer une fois par mois sous forme de « revenu d’existence ». Certes, il sera bien modeste au départ au moins, mais c’est avant tout l’incarnation du principe que nous visons ici.
Alors, oui, comme je l’ai dit, nous sommes encore bien loin de l’économie distributive, mais au moins cela permet-il d’initier l’élan. Car bonne nouvelle! Deux associations se sont déjà emparé du guide et passent à l’action. L’une « Agir pour le vivant » est à Villeneuve sur Lot. Une quinzaine de producteurs et commerçants acceptent les «abeilles», nom donné à la monnaie complémentaire locale. L’autre, à Aubenas, en est à la phase préliminaire mais c’est en route…. Alors imaginez… Des centaines de « barques » comme celles-ci en partance vers l’autre rive ? N’avez-vous pas envie de construire la votre ?
Philippe Derudder.
C’est son expérience de chef d’entreprise qui l’a conduit à s’interroger sur les contradictions du système. Il démissionne et partage depuis le fruit de ses recherches et expériences dans ses livres, conférences et ateliers.
Auteur de
:“La Renaissance du plein emploi ou la forêt derrière l’arbre” paru chez Trédaniel en 97 –
“Les aventuriers de l’abondance“ prix spécial 2000 Christian Vidal pour une alternative de vie, sorti chez Yves Michel, (en cours de ré édition)
« Rendre la création monétaire à la société civile » également paru chez Yves Michel
et, co-écrit avec AndréJacques Holbecq :
« les 10 plus gros mensonges sur l’économie » pour les éditions Dangles en 2007.
« La dette publique, une affaire rentable » qui vient de paraître aux éditions Yves Michel
Il anime aussi l’ association AISES – Association Internationale pour le Soutien aux Economies Sociétales. www.aises-fr.org
1 Ancien haut fonctionnaire de la Banque centrale belge, spécialiste des questions monétaires internationales, un des fondateurs de l’euro, est un des défenseurs les plus connus des monnaies complémentaires.
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