Capitalisme et pulsion de mort
Au-delà du leurre…
Sigmund Freud (1856-1939) et John Maynard Keynes (1883-1946) se rencontrent à titre posthume dans le dernier essai de Bernard Maris, co-écrit avec Gilles Dostaler – et à l’occasion d’un rendez-vous de l’économiste avec le public à la librairie Kléber de Strasbourg.
« Comment remettre le diable dans la boîte ? » interroge Bernard Maris (« Oncle Paul » pour les lecteurs de la page économique de Charlie-Hebdo). Pour comprendre le démon qui entraine le monde vers son effondrement, l’économiste convoque deux des plus grands penseurs de « l’âge des extrêmes » qui ont marqué les sciences sociales : Freud et Keynes. Le premier cernait « la pulsion de mort » et le second « le désir morbide de liquidité »…
« Il y a vingt ans, le pacte social était d’une simplicité biblique, fondée sur la réciprocité et le partage entre capital et travail. A partir des années 80, il est devenu normal de s’enrichir très vite, tout de suite, en n’hésitant pas à ruiner des Etats. Cette idolâtrie envers l’argent vite gagné débouche sur des bonus délirants et la fascination pour des « innovations » majeures comme la titrisation – et pour les fortunes frauduleuses. Les banques se sont affranchies de la tutelle régalienne des Etats, les Etats-Unis sont devenus un immense hedge fund. Le monde entier danse de bulle en bulle sur un volcan. La ruse du capitalisme est de transformer la pulsion de vie et de mort dans le travail humain. On poursuit un leurre : les hommes ont un désir morbide d’accumuler qui empêche de vivre. A quoi sert d’être le plus riche du cimetière ? »
Donc, « l’espèce non inhumaine » poursuit un leurre. Keynes disait : « On désire ce que l’autre a ». C’est ce que Freud appelait « le narcissisme des petites différences » – ce ferment de « la vraie guerre » : « Dans la concurrence et l’amour de l’argent gisent les causes de la violence sociale. Le mimétisme, à l’œuvre dans le narcissisme des petites différences, relève d’un manque qui pousse l’homme à chercher en autrui des réponses à se manques »…Le divin marché serait une « généralisation de l’égalité et de l’envie chez les hommes » et la « crise économique se manifeste lorsque toute la souffrance cristallisée en marchandises n’est pas écoulée »…
L’humanité est passée d’un asservissement à l’autre : à la dépendance envers mère nature succède la soumission envers l’impératif de la croissance et un fondamentalisme qui va de bulle en surenchère : « L’économie est sans cesse conduite à créer des bulles et des krachs. Nous vivons dans un monde de la rente (la pétrolière, bientôt celle de l’eau). Le capitalisme est fondé sur la dette. L’argent devait se détruire par l’achat de marchandises. Vers 1995, on a décidé de servir 15% de profit et on a cherché les pauvres pour leur vendre du crédit. La monnaie est une dette qui circule : quand un État décide d’émettre de la monnaie, il prend en charge la dette. Celui qui meurt paie ses dettes, comme disait Shakespeare. La monnaie n’est saine que si elle porte sa destruction par la consommation. Keynes en appelait à l’euthanasie des rentiers et Silvio Gesell aux monnaies fondantes, impropres à la thésaurisation, qui ne serviraient qu’à l’échange. La monnaie a aussi une fonction désocialisante : elle permet de ne pas regarder les gens dans les yeux, comme le disait Georges Simmel : quand les actes humains se monétisent, la relation humaine se perd. La monnaie agit comme un leurre qui canalise tous les désirs et les pulsions de violence »…
Le capitalisme ne peut survivre que dans l’accumulation. Et quand, d’intermédiaire dans les échanges, l’argent se transforme en « finalité de l’activité humaine », c’est la maison qui brûle – une maison de moins en moins commune…
La guerre sans fin
Donc, le rêve américain (le triomphe de la pulsion de vie sur celle de mort ?) se serait fracassé dans les années 80 sur « la mythologie de l’argent facile » et les inégalités ont explosé : d’un rapport de 1 à 40 au temps de Henry Ford, elles ont flambé de 1 à 500 depuis qu’un cow-boy californien s’est installé à la Maison Blanche en janvier 1981 : « Cette inégalité est non seulement désespérante mais aussi inefficace économiquement »…
Depuis, la guerre interminable de tous contre tous à travers la concurrence fait rage, la maison commune brûle et les Nérons de l’hypermodernité – de celle qui « innove » à tombeau ouvert– se délectent du spectacle dont le tragique leur est aussi étranger que l’avenir de leurs congénères… S’agissant des milliards de liquidités injectées dans le système pour tenter d’éteindre le brasier qu’ils ont allumé, « ce sont les impôts de la majorité qui couvent encourues par une minorité de prédateurs »…
Le monde capitaliste est un monde de risques. Et le risque, ça se transmet : « on le fait passer aux salariés, on fait de la fausse productivité »… Trente-six ans après le choc pétrolier et une émission monétaire libérée des contraintes du système de Bretton Woods, le risque s’est disséminé partout, jusque dans les sicav des « bons pères de famille » et autres fonds communs de placement madoffés… Et le monde redécouvre la rareté – des biens alimentaires comme de l’énergie fossile : « Tous les phénomènes de rareté induisent de la rente, qu’il s’agisse de la terre à bâtir (et de la bulle immobilière qu’elle entraîne), des matières premières, des céréales »… Où passe l’argent de la rente ? « Dans les yachts, des élevages de chevaux, de l’immobilier de luxe, des jets privés, des tableaux, des diamants (…) La rente se transforme en superflu. Mais, au passage, elle vampirise la force de travail. Elle transforme la sueur en diamants ou en plus-value immobilière. Elle n’accroît pas la force de travail, elle la détruit »…
Depuis le Dracula (1897) de Bram Stocker (contemporain des travaux de Tomas Masaryk (1850-1937) et Emil Durckheim (1858-1917) sur le suicide) jusqu’à Stéphanie Meyer, les fictions mettant en scène des vampires fascinent des foules de plus en plus désargentées…
Les paradis fiscaux ? « C’est de l’argent hors circuit, les banquiers en ont besoin pour contourner les règles. Depuis qu’elles ont été déliées de tout contrôle, les grandes banques, autrefois soumises aux États, ont créé un marché international de la monnaie qui leur a permis d’échapper à la tutelle des démocraties. Elles se sont assuré la complicité des paradis fiscaux pour permettre aux plus riches de ne pas payer d’impôts »…
Partout, la démocratie « affronte la déliquescence des rapports humains, uniquement mus par le marché, l’appât du gain, la possession et par voie de conséquence le ressentiment »…
Quelle que soit l’issue du sinistre qui perturbe jusqu’à l’axe de la planète jetée dans le vide, l’économiste en est sûr : « Il n’y aura jamais de crise de la cupidité »…
M.L.
Gilles Dostaler & Bernard Maris, Capitalisme et pulsion de mort, Albin Michel, 168 p., 15 €
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publié le 10/11/2009
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